Le rasage

Le rasage

C’était toujours le même rituel, je le connaissais, et pourtant j’y prêtais toujours attention...

De la petite armoire blanche suspendue en haut et à droite de l’évier, mon grand-père retirait délicatement un miroir « étoilé » dont le bord d’ébonite brun, craquelé et fissuré était l’indice de chutes antérieures.

Suspendu au croisillon de la porte-fenêtre, le miroir reflétait ainsi le visage de mon grandpère parfaitement éclairé par la lumière du jour. Puis c’était le premier examen : observation de la joue gauche, celle de droite, du menton, enfin de tout le visage...

S’adressant à moi : « Il est encore bel homme ! Hein, ton grand-père? »

Passant sa main calleuse sur sa barbe, cela faisait comme un bruit de papier émeri; je connaissais le pouvoir abrasif de sa barbe qu’il m’avait fait ressentir à l’occasion de taquineries.

Une pierre à aiguiser appelée « coticule » légèrement humectée était ensuite posée sur la table; d’un mouvement souple et continu, mon grand-père y dessinait des 8 à l’infini avec les deux côtés de la lame de son rasoir.

Cette opération terminée, une sangle de cuir accrochée à la clenche de la porte était tendue de sa main gauche et avec la droite il passait et repassait la lame en ayant soin d’entamer le passage avec le dos tout en laissant « traîner » le taillant.

- « C’est pour enlever la barbe de la lame ... », disait mon grand-père.

(Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce que cela voulait dire.)

Avec son blaireau trempé dans de l’eau très chaude, il fabriquait une mousse épaisse et abondante en faisant tournoyer les poils sur un stick de savon adéquat; puis il étendait celle-ci sur ses joues, son menton et son cou.

Parfois, pour m’amuser, il s’en mettait des « nokètes » sur le nez et les sourcils puis faisait des grimaces. Cela me faisait beaucoup rire. (Plus tard, je n’ai pas manqué de reproduire ces singeries pour amuser mes propres enfants).

Le rasage nécessitait une très grande minutie ainsi qu’une prudence certaine. C’est à rebrousse-poil qu’il attaquait la coupe. Le mouvement devait être franc et précis; le rasoir déployé, la lame était maintenue entre le pouce et les autres doigts de la main droite; seul le petit doigt quelque peu relevé maintenait écarté le « manche de protection ». Par petites touches, il « enlevait » la mousse laissant réapparaître progressivement le rose devenu glabre de son visage.

- « Dju, non di Dju, non di Dju ! ».

Une mauvaise manoeuvre, et c’était l’estafilade... alors, c’est au crayon hémostatique qu’il fallait avoir recours. Le rasage terminé, il passait une pierre d’alun qui donnait une impression de fraîcheur et qui resserrait la peau.

Malgré toute son attention, sa vue faiblissant, il oubliait toujours un petit coin où des poils étaient rescapés. Les jours de fête, c’est le barbier qui procédait à son rasage et à la taille de sa moustache.

Il était fier, mon grand-père!

Joseph Andrien

print Paru dans le n° 404 de urlBlegny Initiatives du 15 déc 2009

© Musée de la Fourche et de la Vie rurale - J. Andrien