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La friction

C’est le plus souvent le jeudi, sur le marché, que je rencontre Jean V. et son épouse.

Tout jeune professeur, il m’a donné cours de gym au début de mes études supérieures.

Quelques années plus tard, venu m’installer dans l’entité, j’ai eu beaucoup de plaisir à le retrouver et j’ai été heureux de constater que l’espiègle que j’étais méritait toujours sa considération.

Dj’inme vol’tî colèber avou lu ! (J’aime volontiers faire la causette avec lui !)

Nous évoquons des souvenirs respectifs, partageons des idées, refaisons le monde...

La dernière fois, il me fit part de l’intérêt qu’il portait aux articles que je rédige dans le présent journal. Cela me fit très plaisir mais je lui avouai que je n’avais pas encore d’idée pour la prochaine parution.

Comme il faisait très froid, il prit congé de moi plus rapidement que d’habitude.

« Tu vas rire!... Mais je sors de chez le coiffeur et cette bise me glace.», me dit-il en se frottant la nuque.

Peu après la guerre, mon frère et moi allions ensemble chez le coiffeur; lui, devait veiller sur moi, c’est lui encore qui avait les sous pour payer nos coupes et enfin c’est lui qui devait me ramener à la maison...

Comme nous étions encore petits, le coiffeur enlevait le coussin de cuir du fauteuil pour y poser une « passète » (petit tabouret de bois) sur laquelle nous allions prendre place à tour de rôle.

La coupe était rapide ... De sa tondeuse mécanique, qu’il actionnait d’un mouvement saccadé et continu, le coiffeur soulevait des touffes de cheveux qui terminaient leurs chutes par terre. Attaquant le cuir chevelu de la base du cou, il remontait jusqu’au haut de l’occiput ne nous laissant qu’un mince cercle poilu au sommet du crâne et que les ciseaux allaient encore émincer ne nous laissant qu’une fine frange sur le front. Nous n’étions pas les seuls à avoir une telle coupe, mais nous en étions malheureux et très gênés...

Je me souviens encore d’avoir entendu les quolibets de deux passants goguenards: « On direû deûs sints Hålin ! » (On dirait deux saints Hadelin).

Ils faisaient allusion au buste reliquaire de saint Hadelin visible à la collégiale de Visé et dont on peut voir ci-joint une reproduction miniature... Que ce bon Saint me pardonne.

Par temps froids, à peine rentrés à la maison, grand-papa nous emmenait dans la bonne pièce près de la grande horloge de laquelle il retirait une bouteille de pèckèt (autrement dit: du genièvre, s’il est nécessaire de le traduire).

C’est là que l’on « cachait » la bouteille... Je n’ai jamais su pour qui ni pourquoi.

Il versait une petite quantité du précieux liquide dans le creux d’une de ses mains, puis se les frottait l’une contre l’autre et ensuite nous frictionnait énergiquement la nuque. Cela provoquait une réaction de chaleur qui» devait » nous mettre à l’abri d’un éventuel refroidissement.

Avant de reboucher la « dive* » bouteille, il ne ratait jamais l’occasion de se servir une ou deux petites gouttes. (* contraction du mot divine) « Mm... mm ! Aaahh ! » faisait-il après chaque déglutition.

Un lendemain matin, ma grand-mère était verte de rage. Alors que le facteur était venu payer la pension, elle n’avait pas pu lui verser un verre de pèckèt comme à l’accoutumée, la bouteille était vide.

Et mon grand père «pèneûs» (penaud) de se justifier comme il pouvait : « Tu sais bien Rosalie, que les enfants sont allés hier chez l’coiffeur! ».

Le fait d’aller sur le marché le jeudi et «di copiner» (de faire la causette) peut parfois m’inspirer une anecdote. « Merci! Jean V., et la prochaine fois n’oublie pas la friction... ou une écharpe ».

Joseph Andrien

print Paru dans le n° 406 de urlBlegny Initiatives du 16 fév 2010

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