Le silex troué

Le masticateur

Elle était petite ma grand(e)-tante... d’autant plus qu’elle souffrait d’un rhumatisme déformant qui lui imposait un dos toujours à l’horizontale.

Dans sa cuisine, elle se déplaçait en prenant appui sur tout ce qui était à sa portée..., le bord de la table ou du buffet, le dossier des chaises ou la rampe du poêle...

Sa tête toujours en hyper-extension semblait être calée par un macaron gris qu’elle portait dans la nuque. Pour s’adresser aux grands, elle baisait le cou en se redressant le mieux qu’elle pouvait.

Malgré son handicap, elle se dandinait quasi alertement et sa croupe rebondie soulevait sa longue jupe noire, laissant apparaître ses grosses chaussettes en accordéon qui lui couvraient les chevilles à la manière d’une danseuse. Son tablier, léchant presque le sol, flottait en avant sans lui toucher les genoux.

Son visage était lézardé de rides profondes. Ses yeux où la pupille se confondait avec l’iris ou inversement lui conférait un regard perçant et fascinant. C’est qu’elle voyait toujours clair... pas besoin de lunettes pour lire le journal.

Ses lèvres, étirées par une crispation constante des joues, esquissaient un sourire permanent en accord avec sa bonhomie, car elle était toujours de bonne humeur.

Ce jour-là, après nous avoir servi le «dîner», elle prit place à côté de moi. Assise sur un gros coussin de cuir, les pieds posés sur une «passète» (petit tabouret placé sous ses pieds); elle se trouvait au niveau des autres.

Elle se saisit d’un couteau à large lame et entreprit de découper méthodiquement sa viande en très petits morceaux puis à l’aide du masticateur (photo), elle les tritura et les (re)tritura avec obstination.

Déjà intrigué par l’utilisation de cet appareil, j’allais l’être davantage lorsqu’elle se mit à manger.

En effet, elle ne prenait qu’une très petite quantité de nourriture sur sa fourchette qu’elle allait mettre longtemps à mordiller. A chaque mouvement de mâchoire, j’avais l’impression que son menton voulait toucher le bout de son nez et qu’il (le menton) s’y reprenait avec acharnement et persévérance mais sans jamais y parvenir.

C’est seulement à ce moment que je compris que ma grand-tante n’avait plus de dents; c’est à ce moment là aussi que je compris pourquoi elle m’appelait «Yovèf» A ce temps-là, le dentiste était un luxe plutôt réservé aux citadins.

Une autrefois, alors qu’elle mangeait du chocolat aux noisettes, elle inter-rompit ses mâchonnements à plusieurs reprises, pour régurgiter les noisettes entières qu’elle alignait sur le bord de l’assiette...

Amusé par ce comportement singulier, j’en observais les manoeuvres.

Soudain sortie de sa concentration, elle s’adressa à moi : «Yovèf! Tu peux les manger, sais-tu! Si tu veux?»

Poli, mais malhonnête, je répondis : « Non merci tante Rina! Je n’aime pas les noisettes!»

(Bon appétit si vous passez à table.)

Je l’aimais bien ma grand-tante, elle me glissait des grosses pièces de mon-naie dans les poches au moment de se quitter.

J. Andrien

print Paru dans le n° 425 de urlBlegny Initiatives du 22 nov 2011

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