La marguerite

La marguerite

Son petit atelier se trouvait sous l’appentis derrière sa très jolie bicoque. Je crois savoir que cette maisonnette était toujours un vestige de la période qui avait suivi la grande guerre; en effet, la ville de Visé avait été complètement incendiée... La paix revenue, de nombreux baraquements avaient été érigés dans l’urgence pour reloger une partie de la population. Manifestement ses propriétaires avaient pris grand soin de cette demeure qui apparaissait dès lors comme idyllique, chaleureuse et pleine de poésie tant elle était abondamment fleurie et richement colorée.

Maman m’avait enjoint d’aller rechercher une paire de souliers qui, elle l’espérait, serait enfin ressemelée.

A peine entré dans son petit atelier, le cordonnier fit signe de m’asseoir.

- « Patiente un moment, je termine... ! »

Alors, je me souviens que mes yeux se sont mis à papillonner d’un objet à l’autre tant il y en avait partout dans un fouillis paradoxalement plus ou moins ordonné. Dans cet endroit très confiné, René le cordonnier, était assis, presqu’accroupi sur une sorte de tabouret en lanières de cuir tressées. Sans quitter son siège mais en s’étendant au maximum, il avait quasi accès à tous ses matériaux et instruments. Entre ses genoux et juste à bonne hauteur se trouvait son pied de fer sur lequel était enfilé la chaussure qu’il était en train de raccommoder.

Je l’observais avec beaucoup d’attention. Le bout de ses lèvres avaient un drôle d’aspect; elles étaient violacées voire noires... J’allais vite comprendre pourquoi. En effet, la pincée de semences (petits clous à têtes plates) qu’il prélevait dans le porte clous était portée à ses lèvres... Ensuite, de sa lippée « cloutée », après gesticu- lations labiales, un seul clou à la fois était « régurgité ». Du bout des doigts, il s’en saisissait pour le planter dans la semelle et l’enfoncer derechef avec son marteau typique.

A mon avis, c’étaient les micro-meurtrissures des pointes des petits clous et l’oxydation voire la malpropreté du métal qui étaient la cause de sa tuméfaction labiale.

Malgré sa bouche ainsi ferrée, il pouvait continuer à me parler ou répondre à mes questions.

Le clouage terminé, il recracha l’excédent de clous qu’il plaça dans le compartiment adéquat de la marguerite (photo) ; c’est le nom plus poétique donné au porte-clous... et pour cause.

- « Je suis à toi ! »

Il se releva avec soupir, se saisit des chaussures de ma maman et les fit reluire à sa brosse à cirer rotative.

Mes narines furent « émoustillées » par la bonne odeur dégagée par le cirage... Mais ma mémoire olfactive me rappelle aussi des odeurs typiques de l’atelier, à savoir : odeur de cuir, de dissolution, de poix et même de pied... parfois aussi de caoutchouc brûlé provoqué par le ponçage des contours des talons.

Bien des années plus tard, le cordonnier déménagea pour s’installer dans une demeure plus spacieuse et plus confortable et puis il s’en est allé rejoindre Saint Crépin, patron des cordonniers.

Son souvenir me fût fortement ravivé, lorsque, sur une brocante, j’ai vu la plaque émaillée qui se trouvait sur la façade de sa maison. Le prix de cette plaque était très, trop élevé, compte tenu de l’offre et de la demande des placoemaillophiles (collectionneurs de plaques émaillées). C’est avec regret et nostalgie que je poursuivis mon chemin...

J. Andrien

print Paru dans le n° 484 de urlBlegny Initiatives de mars 2017

© Musée de la Fourche et de la Vie rurale - J. Andrien