La tine

La tine

Nous sommes samedi, il est aux environs de cinq heures. Sur la cuisinière, quatre grandes bouilloires se sont mises à chanter laissant la vapeur s’échapper lentement des différents becs verseurs.

Déjà les vitres se sont opacifiées d’une buée grisâtre.

Une large tine en fer blanc (à voir au musée) et aux bords ourlés occupe le centre de la petite cuisine; de part et d’autre de celle-ci: deux chaises. Sur l’une, un portesavon en émail blanc duquel dépasse une grosse brique de savon déjà érodée par de précédents usages, un gant de toilette en crin, un brosse en chiendent munie d’une longue poignée en bois et une lavette; sur l’autre, du linge frais soigneusement plié.

A terre un gros torchon aux lignes nationales.

Suspendus à la rambarde du poêle deux draps de toile épaisse bordés d’un quadruple liseré rouge engrangent la chaleur diffusée par les fours restés ouverts. (Pas de drap éponge à cette époque)

La fenêtre flanquée de volets est maintenant occultée par le déploiement des ces derniers empêchant tout regard indiscret venu de l’extérieur. La pudeur était de rigueur.

L’eau bouillante versée dans la tine était alors additionnée d’eau plus froide destinée à rendre la température du mélange supportable; enfin, une cruche d’eau tiède était à ce moment posée sur la chaise près du porte-savon (à voir au musée). Elle allait servir au rinçage.

Interdiction d’aller dans la petite cuisine, grand-papa se lave.

Juste à côté, le reste de la famille restait confiné dans la grande cuisine que l’on appellerait aujourd’hui: la salle de séjour.

Mon grand père s’était mis à chanter accompagné du clapotis de l’eau, du frottement ou du cliquetis des objets de toilettes.

Ses ablutions terminées, son pantalon, ses chaussettes et ses pantoufles enfilées, grandpapa, le torse nu, les cheveux blancs encore hirsutes, apparut dans l’entrebâillement de la porte.

Les poings fermés au niveau des pectoraux, il se mit à mimer un boxeur.

- « Tu vois, Joseph, quand j’étais jeune, j’aurais voulu être boxeur! »

Et toisant son adversaire virtuel, il s’exclamait à plusieurs reprises dans son wallon natal: « D’ji t’ l’ àreû fêt voler, d’ji t t’ l’ âreû fêt voler... » (Je «te» l’aurais fait voler.)

Ma grand-mère, goguenarde mais néanmoins admirative, lui rétorqua aussitôt: « C’est ça, c’est ça, et l’autre se serait laissé faire peut-être! »

C’est qu’il était beau, malgré ses 75 ans; droit, musclé, l’oeil vif et malicieux souligné par un large sourire moqueur, il était toujours convaincu de son pouvoir de séduction.

Quant à moi, ce qui me plaisait en lui, c’est qu’il me faisait souvent rire.

Demain matin, il troquera sa casquette contre son beau chapeau de feutre et son tablier contre son costume «de naphtaline» gris rayé; après la messe dominicale il ira, comme à l’accoutumée, boire la goutte au café du coin avec ses copains.

Le musée ne contient pas que des outils.

Joseph Andrien

print Paru dans le n° 397 de urlBlegny Initiatives du 29 avr 2009

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