Les pots en grès
« Vendredi, chair ne mangera... »
C’était plus qu’une tradition, c’était un commandement de l’église auquel la plupart, pour ne pas dire tout le monde s’y conformait. Mes grands- parents achetaient régulièrement du poisson à la minque (marché aux poissons) d’Ostende via un fournisseur local. La marchandise était livrée à domicile dans les plus brefs délais par un petit camion réfrigéré par de gros blocs de glace.
(Je ne me souviens pas avoir connu de véhicules frigos tel qu’il en existe aujourd’hui... Dans les cafés, les boissons et la bière en particulier étaient refroidies par des blocs de glace livrés par des marchands de glace).
Les commandes les plus récurrentes étaient: le « stockfish » que mon grand-père appelait le « stockfesse », il s’agissait de cabillaud séché; les moules (en saison), il s’en enfilait deux kilos à lui tout seul ; de la morue; des soles pour les jours fastes et des harengs saurs... Ces derniers étaient préparés et conservés dans du vinaigre coupé d’eau agrémenté d’oignons, de zestes de citrons et de condiments.
Ce vendredi là, je ne sais pour quelle raison, il n’y eut pas de fourniture de poisson; alors tout simplement grand-maman préconisa de manger des harengs conservés dans le pot de grès placé à l’entrée de la cave... Mais dans le vinaigre ne flottaient plus que quelques oignons mais plus un seul hareng...
Alors grand maman convia mon oncle d’aller chercher des harengs au petit magasin du coin.
Mon oncle était un cérébral, la tête souvent plongée dans ses livres ou alors dans les étoiles. Comme il avait toujours bien appris à l’école, on l’avait presque systématiquement dispensé des petites tâches manuelles. Il avait fréquenté l’université de laquelle il était sorti avec grand fruit bardé du titre de licencié en philologie germanique. Mon grand-père en était fier mais regrettait toutefois de voir que son fils trop souvent rêveur était doté de deux mains gauches.
De retour du magasin, mon oncle déposa nonchalamment l’assiette sur la table; mais lorsque grand-maman souleva le drap et le papier de protection...
Stupéfaction ! Rien dans l’assiette.
Mon oncle rebroussa chemin pour revenir penaud quelques instants plus tard.
Sur la place de l’église, les poules de la ferme voisine faisaient un grand festin dans une ambiance de dispute et de piaillement.
Et mon grand-père de réagir: « qui t’ès bièsse, mins qui t’ès biesse ! »
Les protéines du repas furent apportées par les oeufs de nos braves gélines (nom ancien de la poule).
Les pots en grès bleu émaillés au sel, décor à l’oxyde de cobalt (à voir au musée) étaient utilisés pour la conservation de certains aliments (le sirop, les oeufs dans la chaux, la choucroute, le beurre salé, le saindoux...).
J. Andrien
Paru dans le n° 464 de Blegny Initiatives de mai 2015